[restrict]Entrée par accident/acte manqué
La demande de Marie d’un travail analytique s’est faite sous la poussée d’un événement accidentel qui l’a laissée déstabilisée et angoissée. Elle se sent coupable d’avoir provoqué, « en raison de son inattention, la chute d’une dame âgée ». Les conséquences sont sans réelle gravité, mais pour Marie l’effet est traumatique. Il vient « réveiller un grand mal-être » et la décide à entreprendre une analyse.
A partir de cet évènement, elle évoque le retour de cauchemars effrayants, disparus depuis plusieurs années, qui réapparaissent de manière récurrente. Dans ces cauchemars, « quelque chose » va lui arriver, lui « tomber dessus ». Cela peut prendre des figurations diverses. Dans un de ses derniers rêves, elle « allait se faire écraser par un ascenseur, un vieil ascenseur, qui lui arrivait dessus par surprise ».
Je lui propose, dans un premier temps, plusieurs séances hebdomadaires en face à face, avant de passer au dispositif divan-fauteuil. Au-delà des raisons organisationnelles, ce différé et aménagement m’étaient apparus souhaitables pour pouvoir accueillir son empressement angoissé et la massivité de sa demande. Ils rendaient compte aussi, ce qui m'est apparu plus clairement après coup, d'une retenue contre-transférentielle, une façon de ne pas courir avec elle devant ce « quelque chose » qui faisait retour.
Dans ces premières séances, Marie va beaucoup parler de l’accident en tant qu’effraction et menace de son équilibre actuel. Équilibre auquel elle tente de s’accrocher avec une obstination anxieuse, soulignant là son mouvement défensif de contre investissement face à la poussée traumatique. Son débit verbal la montre prise dans une nécessité de décharge, de dépôt.
Dans le même temps, elle est attentive à mes réactions, le regard souvent pensif, et je la perçois aussi dans une recherche dynamique et partageable de mise en forme, par les mots, de ce qui la malmène. Entraînée par des forces contraires, elle semble alterner entre « décharge » et « recharge », entre évacuer ou s’approprier ce qui a fait irruption et revient de l’intérieur par le détour de la réalité externe.
Marie est âgée d’une quarantaine d’années. Elle n’est pas très grande, plutôt menue, d’une élégance sobre. Dans son quotidien, tel qu’elle l’évoque alors, rien ne semble devoir faire ombre : un mari avec qui tout se passe bien, une fille sans souci et un travail qui l’intéresse beaucoup. Elle me présente un monde idéal où tout est lissé et abrasé. Puis elle ajoute : « tout irait bien, sinon. » Silence. Devant son suspens, et interrogative face à cette vision idyllique, je relance : « sinon ? » J’obtiens un : « Eh bien, s’il n’y avait pas eu l’accident ».
Toutefois, ce « sinon » est lui aussi obstiné, forme de négation qui n’arrive pas à se mettre en place, tentative de rejeter ce qui lui est désagréable, et qui fait retour par ce mot. Il reviendra, à plusieurs reprises, comme une bascule dans son discours, fluctuant d’une parole opératoire à une parole « habitée ». Je l’entendrai ainsi entre sa vie idéalisée et sa vie pulsionnelle, son versant conformiste, très « corseté » et le surgissement de désirs inconscients.
« Sinon » où peut s’entendre aussi sa problématique anale avec alternance de rétention extrême : tout est propre et joli, et une expulsion potentiellement violente et dangereuse.
C’est la peur de ce surgissement qu’exprime Marie et de la confrontation qu’il implique avec des mouvements internes jusque-là soumis à répression, ou plutôt à tentative de répression. En effet, une question insistante, porteuse d’un retour du refoulé, la ramène à une « ombre » : celle de la figure maternelle. La personne accidentée ressemblerait « étrangement » (dit-elle) à sa mère ; mère avec qui les relations deviennent difficiles. Elle s’interroge sur ce qu’elle a agi : « envie de bousculer ma mère ? » Elle dira : « j’étais très liée à elle... je lui racontais tout, maintenant j’aimerais trouver une meilleure distance. » Puis :« je viens vous voir pour pouvoir avoir moins besoin de ma mère. » Cela annonce déjà les colorations transférentielles, dans ce désir de changement, de la dépendance à la séparation.
Je noterai, pour moi-même, le « bousculer » version allégée de ce que j’entends comme désir de meurtre, ainsi que son « choix » dans ses associations : l’objet maternel, laissant de côté la dimension sexuelle de l’imprévu qui lui arrive « dessus par surprise ».
Alors « tout irait bien » ? Après quelques relances interrogatives de ma part, à ce moment -là nécessaires pour permettre un frayage associatif, plusieurs « sinon » se répètent. Notamment la naissance de deux frères jumeaux après elle, qui ont pris et prennent encore beaucoup de place. Marie a aussi une sœur aînée, la fille de son père, dont ce dernier est très proche. Elle, elle est à la place de la raisonnable. Elle était la petite fille sage, se mettant à l’écart des cris de ses deux frères, souvent ailleurs chez des amies ou suçant son pouce dans son coin, se repliant dans une bulle autoérotique. Habitude qu’elle avait gardée très tardivement. Elle conserve encore : « un bout de tissu » pour dormir, traces de ses terreurs nocturnes, enfant : « c’est un peu ridicule, mais je ne peux pas m’en passer. » Je suis sensible à ce qui se répète alors en séance à la fois sa présentation très « sage » et la fixation à l’infantile toujours actualisée dans ce « bout de tissu », objet transitionnel qui n’a pu être désinvesti.
Petite fille sage mais aussi blessée et maladroite, qui « se cognait partout en voulant faire plein de choses ». J’ai l’image d’une petite fille solitaire en défaut de ses sensations corporelles et en défaut d’enveloppe, de « contenant ».
Sa tendance au conformisme se fait au prix de défenses coûteuses, avec une répression des affects. Ce qu’elle peut évoquer en soulignant sa tendance à l’évitement, liée en partie à sa peur de ne pas « faire tout bien comme il faut » précise-t-elle avec une pointe d’humour. Je reprendrai : « mais un : « tout bien comme il faut », dont il semble bien difficile de se passer ! Cela me fait penser à votre « bout de tissu » pour dormir ». Marie sourit un peu tristement : « je sais bien que ce n'est pas l'idéal ».
Ce sont sur ces questions et celle que je me formulerai ainsi : qu’est-ce qui se joue pour elle entre un côté normopathe (Joyce MD) et un « je sais bien mais quand même » que nous commencerons l’analyse deux mois plus tard.
Emergence de l’infantile
Les séances sont d’emblée investies. Marie suit la règle au pied de la lettre, s’appliquant à associer, dans une modalité un peu scolaire. Elle investit aussi ses rêves, faisant preuve d’une capacité à les percevoir comme autant d'ouvertures hors de ses mécanismes défensifs habituels.
Un premier rêve, la première séance sur le divan: « je suis en voiture avec mon mari. Je prends le volant. Je tourne à droite. Je renverse un enfant. Il avait surgi d’un buisson. En fait, il s’agit de tout un groupe d’enfants. Ils sont coiffés de perruques de toutes les couleurs. Ils sont en train de sauter sur un pouf jaune. Le choc envoie l’enfant sur le pouf. On a eu très peur mais il n’a rien. »
Elle dit, un peu déçue : « même dans le rêve il y a encore un accident, encore du mauvais », mais le soulagement suit : « enfin là, il n’y a pas de conséquence ».
Je relève : « des perruques, … un pouf jaune », en référence au déguisement figuré dans le rêve et au mouvement amorti, comme la tentative d'une réparation onirique. Le divan/ pouf permettrait-il une reprise en douceur ?
Marie s’étonne des couleurs. « D’habitude je rêve en noir et blanc, je crois ». Le mouvement des enfants lui fait penser à ses frères qui bougeaient tout le temps et le jaune à leur « problème d’énurésie » qui a beaucoup mobilisé ses parents. Elle reprend une phrase de sa mère : « contrairement à toi, ils ne savent pas se retenir ».
Je suis, moi aussi, étonnée par ce rêve qui, par certains aspects, me fait penser à un rêve d’enfant, et par ce contraste entre sa voix très posée et ce qu’elle exprime. S’entend en effet dans son récit, une connexion très directe à sa sexualité infantile, montrant des éléments d’organisation autoérotique. La métaphorisation est à l’œuvre lui permettant d’exprimer et le désir de supprimer les frères et celui de s’envoyer en l’air. Façon aussi d’introduire la différence des sexes, sous tendue par la question de l’envie.
Mais Marie poursuit et reste dans un décodage un peu contraint, terme à terme : « dans le rêve je conduis, l’analyse c’est pour moi une façon de devenir plus autonome. C’est aussi ce que je cherche dans mon nouveau poste professionnel ». Elle est en train de prendre de nouvelles responsabilités, ce qui déstabilise ses habitudes et augmente son anxiété. Ne craint-elle pas, ayant à « se mettre en avant » de faire partie de « ceux qui échouent du fait du succès » (Freud, 1916d) ? par culpabilité inconsciente ? par crainte de la rétorsion ?
Est-ce pour cela, qu’à contrario de son désir où peut s’entendre une dimension phallique, elle se décrit comme peu assurée, prenant rarement « le volant », s’inscrivant dans le désir de l’autre : sa mère, son mari ? Elle présente ainsi son choix d’études comme induit par sa mère, études que cette dernière aurait aimé faire. Et son mari, rencontré alors qu'ils étaient étudiants, l'aurait beaucoup soutenue dans son parcours de formation.
Cette façon de faire, se mettre dans les pas d’un ou d’une autre, passer par un autre, se retrouve dans son discours de séance. Elle fait souvent référence aux paroles de son entourage familial ou de ses amies qui prennent aussi une place importante dans sa vie. Elle se présente alors comme si elle n’était pas sujet de sa propre histoire mais satisfaisant les désirs d’un autre, d’une autre.
Accès à la remémoration
Cependant ce qu’elle peut reconnaître comme façon de ne pas faire de choix s’accompagne d’angoisse. Je lui dirai un jour : « Le prix à payer de ne pas choisir ? », sensible à cette forme de recul devant les enjeux œdipiens et les renoncements qu’ils impliquent. Cette réflexion suscite alors une vive réaction négative qui contraste avec sa passivité apparente habituelle. Elle évoque la question du coût des séances, notamment lorsqu’elle est absente, dans une tonalité revendicative. Cela renvoie aussi à ses craintes par rapport à l’analyse. Elle s’interroge : « je ne sais pas si je pourrai ».
Tout se passe comme si le signe d’un écart entre nous ravivait une blessure narcissique et la confrontait à la perte et au manque ; mais cela favorise aussi une interpellation plus directe, plus dynamique.
Ainsi lors d’une séance où elle se plaint : « je n’avance pas, j’aurai besoin d’un plan … quand j’étais petite ma mère faisait à ma place ». Moi :« Ce serait cela le plan ? » Marie : « je ne comprends pas ce que vous voulez dire, que vous fassiez à ma place ? Oui, surement que c’est ce que j’aimerai, en même temps, je sais bien que vous ne le ferez pas. Et qu’il faut se débrouiller avec les moyens du bord…J’ai du mal » Prescience du travail en cours : être une fille, reconnaitre sa castration, devoir faire avec les « moyens du bord » et amorce d’une position plus affirmée où elle peut s’entendre et, dans la dissymétrie du site analytique, devient plus sujet de sa parole.
La séquence revient lorsque je vais être absente. Il s’agit d’un temps de vacances. Ce sont les premières grandes vacances. C’est comme si elle me disait : j’annule tout, je remets tout en cause. Je fais alors référence à cet arrêt prochain des séances.
Après un long silence, très émue, elle évoque son sentiment fréquent de solitude et d’abandon. Elle associe sur son enfance, son père qui était très pris par ses occupations. Elle dit : « dans ma petite enfance, il y a des blancs ». Suit de nouveau un long silence.
Puis, un souvenir : le blanc c’est le sable, la plage où elle allait enfant. Ce sont les vacances d’été, au bord de l’eau. Subitement, sa mère, après avoir reçu un appel téléphonique, part en courant, affolée, la laissant seule désemparée avec ses frères. Elle venait d’apprendre le décès d’un membre de la famille.
Elle décrit alors une mère à la fois très présente cherchant à donner, à chacun de ses enfants, l’impression qu’il était unique, en ajoutant : « mais en fait, c’était une illusion », et une mère pouvant par moment disparaître. Lorsque ses frères se disputaient trop bruyamment, celle-ci, parfois, débordée, quittait brusquement la maison.
Marie se revoit se récitant en boucle la phrase : « Petite Alice, tu dois être courageuse ». Elle rattache cette phrase d’Alice aux pays des Merveilles, au moment où Alice subissant plusieurs transformations essaye de se faire entendre et reconnaître en disant : je suis une petite fille.
Dans cette séquence, Marie sur le fil de l’expérience transférentielle, parait pouvoir se confronter et traverser un moment dépressif, suivi d’un riche moment associatif. Et ce, sans recourir à ses modalités familières de défense de caractère.
Jusque-là, en effet, dans la description de son quotidien, Marie retraçait un fonctionnement que je qualifierai d’anti débordement. Fonctionnement partagé avec son mari, qui vise à toujours parer à toute éventualité, avant que les choses n’arrivent. Tout changement est préoccupation et le problème doit être réglé avant même d’être posé. C’est ainsi qu’à peine leur fille commence à évoquer l’éventualité d’une orientation que ses parents sont en train de l’inscrire pour préparer le concours d’entrée. Je commenterai : « Se débarrasser de la question, faire vite, comme il faut, sans prendre le temps ? » soulignant cette précipitation. Finir avant de commencer, finir pour se débarrasser de tout éprouvé. Défense anti traumatique où le temps de l’attente ne peut être investi et où le changement est comme abrasé. Tout disparait en même temps : l’orientation et la fille, comme si de rien n’était, fille devenue adolescente et sans doute dérangeante pour sa mère. Marie à la séance suivante, montrant son écoute : « Je vous ai senti circonspecte…En fait, notre fille était surprise elle aussi. Elle nous a arrêté en disant : non mais c’était une idée, je disais juste comme cela. »
Le couple de Marie parait alors fonctionner sur un mode fraterno-parental, plutôt que sur un mode érotique. Ils se sont connus jeunes. C’était leur première expérience amoureuse. Ils se sont mariés très vite et devenus parents tout aussi vite. C’est par une scène extérieure, par l’évocation d’un film (5 fois 2, Film de François Ozon) qu’elle peut indiquer que sur le plan sexuel : « ce n’est pas tout à fait cela…même si cela va mieux ». Comme les héros du film, ils n’ont pas fait l’amour la nuit de leurs noces…ni d’ailleurs très souvent après. Marie : « L’important pour moi était ailleurs ». Je lui demande : « Où ? » en notant que la phrase est à l’imparfait, m’interrogeant sur cette quasi absence de sexualité. Marie évoque son besoin de romantisme, de « câlins » dont elle dit avoir manqué. « Ma mère était tellement occupée ! »
Retour de la sexualité infantile
Cette thématique se retrouve plusieurs mois plus tard, peu avant l’interruption de l’été (de nouveau de grandes vacances). Marie : « j’ai pensé aux vacances. J’ai peur que vous ne soyez pas là quand je reviens ». Elle associe sur un rêve : « j’étais en séance avec vous mais ce n’était pas vous. Il y avait un balcon. Je voyais la police arriver à ma voiture. Il fallait aller mettre de l’argent. Je vous demande de pouvoir y aller. Lorsque j’arrive : la voiture avait disparu. »
Comme elle insiste sur cette disparition, j’interroge : « disparue comme vous avez pensé que je pouvais disparaitre ? et plus d’argent à donner ?» J’ai en tête que dans son récit de rêve, ce n’est pas moi qui pars, c’est elle, dans un retournement où elle se retrouve active. Je pense aussi à la question du coût mise hors séance, mais j’oublie sur le moment « l’arrivée de la police ».
Marie : « Disparue ? C’est-à-dire, j’aimerai être sûre que vous soyez là à la rentrée. » Elle poursuit sur son envie, parfois, d’imposer son cadre, ce qui indiquerait que sa passivité peut aussi masquer un refus de dépendre d’un ou d’une autre.
La fois suivante, elle est très mal. Elle a rêvé encore. « On va venir me chercher, je vais être découverte, on va me mettre sous le nez ma responsabilité, ma faute » Elle poursuit : « je ne pouvais pas dormir sur mes deux lauriers ». Moi, reprenant cette formulation qui me semble particulière : « Deux lauriers ? »
Marie : « Qu’est-ce que j’ai dit ? » Puis très mal à l’aise, cherchant ses mots, elle finit par évoquer une sorte de secret, sauf pour son conjoint, à savoir des jeux sexuels avec ses deux frères, alors qu’elle était pré-adolescente : « On se frottait l’un contre l’autre…On n’en a jamais reparlé…On ne parle d’ailleurs pas entre nous… C’est moi qui venais dans leur chambre. J’allais avec l’un ou l’autre. Ça a duré quelque temps puis on a arrêté. …je ne sais pas quoi en faire. J’ai trop honte ».
Elle va se dire ensuite soulagée de « cet aveu ». Cela donne un sens à ses angoisses, confie-t-elle, inscrivant ce faisant l’accident, qui avait suscité sa venue, dans le fil de ses jeux érotiques.
Ne peut-on penser, en effet que le même mouvement de déplacement est à l’œuvre, dans l’acte de renverser une « dame âgée » et dans les attaques contre les frères, mouvement annoncé dans le premier rêve ? Ne se réalise -t-il pas, à la fois, un rapproché incestueux et un acte meurtrier, sous couvert de disparition côté mère, et de jeux avec le « fait pipi » des garçons, coté frères ? La recherche du plaisir dans toutes ses dimensions y compris perverses paraissant là lui permettre de se défendre de ses pulsions agressives et de sa haine.
Mais je reste avec ces pensées, cette remémoration survenant juste en fin de séance, avant une longue interruption. Elle part en me laissant le « paquet », pour que je tente d’en faire quelque chose ? que je ne l’oublie pas ? que je sois bien là au retour ?
A ce retour elle poursuit sur son soulagement. Elle s’autorise quelques libertés, comme de s’acheter … des chaussures à talons hauts. Elle dit : « on prend de l’assurance en ayant de la hauteur… c’est sans risque ». En l’écoutant, me reviennent des souvenirs d’enfance : une petite fille devant la glace s’entrainant à devenir grande en identification à une sœur ainée. Communauté associative avec Marie qui poursuit sur ce même fil, et insiste sur sa jalousie vis-à-vis de sa sœur. « Ma sœur, mes parents la portaient aux nues, même ma mère, pourtant ce n’était pas sa fille. Il n’y en avait que pour elle. Une grande aux yeux bleus, c’est sûr. Mais ce n’était pas une raison suffisante. » Un long silence… Elle rit : « Hum, oui une grande aux yeux bleus, …. Je suis en train de me rendre compte que je parlais aussi de vous ». Elle ajoutera : « je ne sais pas vraiment pourquoi je suis restée petite, si j’ai été empêchée ou si je me suis empêchée… »
Le cheminement se poursuit avec un nouveau rêve, qu’elle rapporte précieusement. « Cette fois il est plus fourni que d’habitude ». Elle l’appelle le rêve des deux rives et y fera souvent référence :
« On était avec mon mari. On avait rendez-vous dans un bar avec une amie d’enfance. Il y a beaucoup de bruit. Nous nous installons dans une salle derrière. C’est plus tranquille. C’est une plage au bord d’un fleuve. Il y a d’immenses lianes. On s’amuse à passer d’une rive à l’autre par un mouvement de balancier. Il y a des gens qui passent avec des capes colorées. C’est très joli ce patchwork. On s’amuse. Mais à un moment je suis inquiète. J’ai laissé ma fille sur une des rives. Il faut que je retourne la chercher. »
Elle va insister sur le plaisir éprouvé, son ressenti de légèreté, sur ce balancier qui l’amène d’un mouvement joyeux et coloré de part et d’autre du fleuve. Le va et vient entre les deux est possible, image d’une ambivalence maintenant accessible, mais surtout figuration heureuse de sa pulsionnalité et amorce d’une construction de la scène primitive. La salle derrière du rêve lui fait penser à mon cabinet. « Vous vous êtes derrière. Vous êtes là pour moi. Je le ressens comme un filet de sécurité. Cela me permet de me lancer. D’habitude je me sens laborieuse…. Il y a un autre possible. »
En s’étayant sur sa relation avec ses amies féminines, dont elle va beaucoup parler, se déploie alors un mouvement d’élation homosexuelle, qui va basculer ensuite dans une demande d’exclusivité frustrée. Dans ma salle d’attente, elle vient de feuilleter le magazine : « Elle ». Elle pense que je le lis aussi. Elle se rend compte d’ailleurs qu’elle a cru voir écrit : Elles avec un « s », sur la page de couverture : « Ça me rapproche de vous. »
Puis : « En fait j’ai du mal à penser que vous voyez d’autres personnes…j’aimerai vous avoir juste pour moi ». Je suis touchée par la charge émotionnelle de cette parole adressée. M’interrogeant tout de même sur cette envolée transférentielle. En effet, comme dans son premier rêve, après l’envolée, le pouf n’est pas très loin.
L’amour : un « mal » nécessaire ?
Trop de réchauffement, besoin de diffracter le transfert ? Marie revient radieuse. Elle a trouvé une issue : l’amour !
Un ami vient de lui déclarer sa « flamme ». Elle en est très flattée. Elle va à son tour s’enflammer pour cet homme qui, dit-elle, « a trouvé la part de moi cachée », et la révèle à elle-même. Elle se laisse envelopper et pénétrer avec délices et me le rapporte ainsi. Pénétration sensuelle d’abord par les mots qui amène à la rencontre des corps et à la découverte de la satisfaction sexuelle. La révélation est celle du plaisir érotique. Elle vit avec cet homme un lien passionnel qu’elle dit n’avoir jusque-là jamais éprouvé.
Elle parle de bouffée d’oxygène, de se sentir vivante… de lever une chape de plomb. Elle se sent libre, débridée. Libre ? pourtant elle va beaucoup me relater ce que lui dit son ami, me donnant le sentiment qu’il la nourrit, la narcissise, et de plus l’interprète de manière manifestement plus satisfaisante que son analyste. Il la « complète » (la formule est de J Cournut). Peut-être pourrait-on dire : il fait disparaitre ce qui manque.
La honte évoquée par rapport à ses frères s’est évaporée et est passée de mon côté. N’ai-je pas en effet participé à cette mise à feu, en l’invitant à suivre le fil de ses propres désirs ? Je me sens perturbatrice perturbée (C David). Ai-je suffisamment mise en lumière la dimension sexuelle ? N’ai-je pas trop tardé à proposer une interprétation de son transfert amoureux ? au risque de la laisser partir dans un investissement transférentiel latéral ?
Je suis préoccupée surtout par la répétition et sa mise en acte. L’ami est un proche de la famille. Je tenterai de souligner cette dimension incestueuse. Marie ne me contredit pas mais préfère se raconter l’histoire en version romantique et sur grand écran en faisant référence au trio de « Jules et Jim » (F Truffaut), enfin à la partie triomphante du film, (disons comme elle est reprise sur l’affiche du film). Je ne peux qu’attendre…
Elle se lance à corps perdu dans cette aventure qui va m’apparaitre, peu à peu, comme une déflagration adolescente, un mouvement pubertaire non encore vécu et inespéré. Comment ne pas penser aussi à l’adolescence de sa fille ? N’est-elle pas en train de reprendre, en appui sur ce transfert latéral, une construction adolescente laissée en jachère ? D’éprouver ce qu’elle avait été amenée à réprimer ? Elle est à la découverte d’elle-même et se découvre exploratrice de nouvelles expériences de plaisir, exploitant, dans la rencontre avec son amant, toute une palette du jeu pulsionnel.
Elle ne rêve plus : elle vit son rêve d’une rive à l’autre, d’un homme à l’autre, de l’un à l’autre, de l’une à l’autre. Et son conjoint paraît bénéficier de cet élan et se révéler un partenaire sexuel plutôt satisfaisant. Comme elle dira avec une naïveté désarmante : « Fallait que je m’y mette »
Ce que j’entends aussi pour moi. Ne suis-je pas trop prise par cette sur-exposition ? Par tout ce qu’elle me donne à entendre et à voir. Si Marie vit son rêve, il est à noter qu’elle m’en fait le récit, toujours très régulière à ses séances. Mais comment intervenir tout en respectant le cheminement qu’elle est en train de suivre ?
Les séances se poursuivent. Marie se met à évoquer son envie de « partir avec (son) ami » … je ne peux pas arrêter… Sinon cette relation perdrait son sens. …ça serait mal. » Silence. Moi : « Partir, pour ne pas arrêter, pour ne pas voir ce mal ? » Marie, après un long moment : « ça deviendrait sale, …. J’aurai honte ». Je comprends alors la honte que je ressentais en résonance avec cette honte qu’il faudrait annuler. Honte, qui condense de plus celle des attouchements masturbatoires de son enfance, celle aussi de n’avoir pas été la préférée du père, ne pas avoir été la première. Fantasmatique en jeu dans les scènes répétées avec son ami où pouvaient se déployer fantasme de scène primitive et fantasme de fustigation.
Je penserai aussi, que si, du fait de son élasticité, le surmoi chez les femmes est soluble dans l’amour, (selon la formulation de C Parat 1973) il est là en train de reprendre forme !
Marie poursuit : « J’ai du mal à m’arrêter …C’est bizarre, ce que vous avez dit. Je pense au fait que j’ai longtemps sucé mon pouce, après j’ai pris du plaisir en me frottant avec mon ours en peluche, puis avec mes frères…J’ai compris plus tard que c’était en fait de la masturbation ce que je faisais. Je ne savais pas. Mais j’ai gardé le pouce, je n’arrivais pas à arrêter... Ça me fait penser à ma mère qui dit : vous étiez tous des anges … Chez moi on ne parlait jamais de sexualité. Ça n’existait pas…C’est peut-être pour ça qu’on l’agissait. »
On peut penser alors que les actes masturbatoires s’adressaient aux parents, aux parents silencieux et que le pouce en en était longtemps resté la trace, forme à la fois de provocation et de fixation à une position infantile.
Plus tard, l’émerveillement du début avec l’amant laisse progressivement la place à la désillusion.
Marie s’interroge : « qu’est-ce que j’ai trouvé à cet homme ? » Elle le considère maintenant comme « un homme à femmes » et se dit qu’elle s’est comportée comme une « oie blanche ». Elle se sent envahie par la honte et évoque un souvenir là aussi honteux. Sa fille bébé pleurait beaucoup. Marie : « Je croyais tout bien faire, je la nourrissais toutes les 3 heures…alors je ne comprenais pas, je la mettais dans une pièce pour ne pas l’entendre…puis la honte ! quand le médecin m’a dit : mais votre bébé a faim ! »
Elle se tait, puis « pourquoi, je repense à cela ?» Moi : « peut-être comme pour votre fille bébé, vous ne vous rendiez pas compte que vous aviez faim ? » Marie repense à un de ses derniers rêves où une femme se plaignait de harcèlement. Elle s’est réveillée avec l’idée : « peut-être qu’elle a eu le feu aux fesses. » Elle ajoute (et je terminerai sur ces paroles de Marie) : « En fait c’est moi qui ai eu le feu aux fesses, faut que je l’admette…plutôt que de me raconter des histoires à l’eau de rose ».
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